L’aveugle, l’huile et la mer… Ce sont ses propres images. Ne pas voir, ne pas résister, plonger. Autrement dit : se laisser conduire, s’abandonner, croire. Rencontrer François Libermann, c’est rencontrer l’angoisse, et de plein fouet, mais l’angoisse surmontée. L’angoisse assumée. L’angoisse devenue chemin de sainteté.
C’est un itinéraire bouleversant que celui de ce juif converti au catholicisme à l’âge de 24 ans, maudit par son père, terrassé par de fréquentes crises d’épilepsie qui lui interdisent un long temps l’accès au sacerdoce, tour à tour adulé puis méprisé par les hommes, conduit jusqu’au bout de la nuit, jusqu’à la solitude de ceux qui se croient rejetés de Dieu… Il avait tout pour sombrer dans l’orgueil, le désespoir ou la folie ; mais il choisit la pauvreté. C’est-à-dire de rester, d’être en vérité, ce qu’il est, pour que Dieu le fasse être ce que lui veut qu’il soit : un saint. Sa matière à lui, François, c’est l’angoisse. Et Dieu en fera la matière même de sa sainteté.
« Nul devant les hommes, nul devant Dieu »
C’est dans l’austère milieu rabbinique de la Saverne alsacienne du début du XIXe siècle que commence la vie de Jacob Libermann. Élevé exclusivement en yiddish, avec interdiction paternelle d’apprendre le français, il est le fils préféré du rabbin Lazarus Libermann qui projette sur lui tous ses espoirs de succession au rabbinat. Orphelin de sa mère, Léa, il goûte dès l’âge de onze ans l’amertume d’une solitude qui le fera souffrir toute sa vie.
Envoyé à Metz pour y achever sa formation et, surtout, y être introduit auprès des membres les plus éminents du rabbinat alsacien, il fait sa véritable entrée dans le monde, découvre une culture encore inconnue de lui, rencontre des chrétiens, apprend le français, le latin, le grec, avec un ami catholique, le tout dans un grand trouble et un questionnement de plus en plus profond. La conversion au catholicisme de son frère Samson, puis celle de son autre frère, Félix, ne font qu’ajouter à son désarroi. C’est dans la solitude parisienne que Dieu choisit de se révéler à lui : « La vue de cette solitude profonde, de cette chambre où une simple lucarne me donnait le jour, la pensée d’être si loin de ma famille, de mes connaissances, de mon pays, tout cela me plongea dans une tristesse profonde, mon cœur se sentit oppressé par la plus pénible mélancolie » (ND I, 66)1.
Solitude, éloignement, mélancolie… François, qui est encore Jacob, fait l’expérience de son impuissance, de son incapacité à réagir par lui-même, à se tirer de ce marasme qu’il hait sans pouvoir pour autant le renier. « C’est alors que, me souvenant du Dieu de mes Pères, je me jetai à genoux et je le conjurai de m’éclairer sur la véritable religion. (…) Tout aussitôt je fus éclairé, je vis la vérité, la foi pénétra mon esprit et mon cœur » (Ibid). Cette foi, qu’il reçoit en réponse à son cri vers Dieu, il verra toute sa vie en elle l’arme principale, la « force mâle » (LS III, 382) du combattant spirituel. Sa seule richesse dans la pauvreté, sa force dans l’adversité.
Entré au séminaire de Saint-Sulpice de Paris, malgré la douloureuse malédiction paternelle, pour s’y préparer à devenir prêtre, il y réussit fort bien jusqu’à ce que, la veille de son ordination diaconale, une crise d’épilepsie – la première d’une longue série – ne vienne mettre fin à ses projets sacerdotaux. C’est le brisement. La fin d’un rêve. Et puis l’angoisse, permanente, d’une nouvelle crise ; les handicaps que sa maladie suscite : tics nerveux, syncopes, migraines fréquentes… Et l’incertitude quant à son avenir. Mais c’est lui qui rassure ses frères et sœurs : « Ma chère maladie est un grand trésor, pourquoi vous affliger à mon sujet ? » (LS I, 10). Elle lui mène pourtant la vie dure, sa « chère maladie », l’entraînant parfois jusqu’aux frontières du désespoir : « Je ne vous souhaite pas d’être passé par le crible où j’ai passé ; je ne vous souhaite pas que la vie vous soit jamais à charge comme à moi. Je ne passe jamais sur un pont sans que la pensée de me jeter par-dessus les parapets ne me vienne pour en finir avec ces chagrins ; mais la vue de mon Jésus me soutient et me rend patient » (ND I, 290). Patience, mais plus encore mépris de ce qu’il nomme les « angoisses nerveuses du cœur » : « Je vous dirai seulement qu’en général, les affections nerveuses ont besoin d’être oubliées, négligées, méprisées. J’ai été assujetti à ces sortes de maux dans ma jeunesse, et cela d’une manière bien violente ; ce qui me faisait le plus de mal, c’étaient la crainte, les inquiétudes, les précautions. Il faut secouer ces mouvements, ces agitations de l’âme, se distraire soi-même dans ces moments-là, ne pas se laisser prendre par les angoisses nerveuses du cœur, mais agir avec force contre ces sentiments et se mettre dans une grande indifférence devant Dieu » (ND VII, 238). Ne pas se regarder, s’oublier même sous sa plume, c’est une constante.
Mais ses épreuves ne s’arrêtent pas là. Au séminaire de Saint-Sulpice (à Issy-les-moulineaux), où on l’a gardé « par charité »pour rendre quelques services, il est estimé et même consulté de toutes parts. Sa renommée de directeur spirituel commence à s’étendre, au moins jusqu’à Rennes où il est sollicité pour veiller sur le noviciat des Eudistes. Il part. Et c’est l’échec. L’incompréhension. Les critiques. Et même l’hostilité. Sa santé, tant physique que psychologique, n’y résiste pas. Et cela se traduit, au plan spirituel, par l’entrée dans ce qui fut sans doute la plus grande épreuve de sa vie. Un sentiment de vide l’envahit : il dit être comme « un vase inutile », comme « un morceau de bois vermoulu où le feu ne prend qu’à demi et sourdement, qui n’éclaire ni ne réchauffe personne », comme « un paralytique qui veut se mettre en mouvement et ne le peut pas » (LS II, 293). On est bien au-delà de l’angoisse psychologique. François fait l’expérience de l’abîme qui le sépare de Dieu, et de l’angoisse que suscite ce néant où le péché veut l’entraîner. « Tout ce qu’il y a de vrai en ce que je vous dis, c’est que je suis incapable du moindre bien et que je suis complètement inutile. Ce ne sont pas les désirs qui me manquent ; ils sont immenses mais nuls, infructueux et morts. N’allez donc pas vous amuser à puiser de l’eau dans une citerne vide ! » (LS II, 294). « Vide », « nul », « mort » : on perçoit la profondeur de son désarroi. Mais, paradoxalement, « c’est de cette manière qu’il commence à entrer dans la sainteté de Dieu »(LS II, 56).
« Je n’ai plus que Dieu seul »
« J’y ai vu clair comme un aveugle à minuit » (LS II, 294). C’est au plus profond de la nuit que Dieu rejoint François Libermann. Comme par en-dessous. Pour le relever. Quand le spectacle de sa propre misère ne lui parle plus de lui-même mais du seul rayonnement de la bonté de Dieu. Pour lui, la porte de cette liberté nouvelle, c’est la vérité : « Mon Jésus, vous savez bien que je ne suis rien, que je ne puis rien, que je ne vaux rien. Me voici tel que je suis, c’est-à-dire un pauvre homme ; prenez-moi si vous voulez bien avoir cette grande miséricorde. Je m’abandonne et je me livre entre vos mains et je ne veux plus rien » (LS II, 392). Il faut bien comprendre ce « rien » que François martèle devant Dieu. Il ne se méprise pas, il ne se mésestime pas — ce serait encore de l’orgueil —, il se regarde simplement dans le miroir de l’infini de Dieu. Il fait cette expérience de l’humilité profonde, ontologique, de la créature devant son Créateur. Et, tout de suite, il y reconnaît l’amour, la miséricorde divine qui ne répugne pas à se pencher sur la misère de l’homme. Comment François est-il guéri, sauvé, à cet instant ? Par le consentement à sa faiblesse dans laquelle va pouvoir se déployer la force de Dieu. Tant qu’il cherchait en lui-même une force qui ne pouvait que lui échapper, étant donné sa faiblesse naturelle, il rencontrait le désespoir ; maintenant qu’il a laissé sa volonté, son désir, son ambition à Dieu — « Je ne veux plus rien » —, Dieu peut tout en lui.
C’est un tournant essentiel dans la vie de François Libermann que cette expérience radicale de sa pauvreté. C’est son trésor. Tout s’y enracine et il n’a de cesse d’en vivre et d’en parler à ceux qui le lui demandent — et ils sont nombreux : « La conduite que vous avez à tenir en ce moment, est de ne pas vous inquiéter de toutes ces craintes et peines. Souffrez-les pour l’amour de notre adorable Maître, mais avec paix, douceur et amour ; tenez-vous dans votre petitesse devant celui qui doit être votre salut ; mais en même temps, armez-vous d’une confiance sans bornes en sa divine et incomparable bonté et miséricorde… Cette humble confiance est de la plus haute importance » (LS II, 216). Ce qu’il préconise, c’est, paradoxalement, le repos. Laisser ce qui nous dépasse. Entrer dans le sommeil bienheureux du « petit enfant contre sa mère » (Ps 131), non parce que tout va bien mais parce que la confiance est plus forte. C’est ici qu’il emploie l’image de l’huile : « Reposez-vous en Jésus, répandez devant lui votre âme comme de l’huile, avec douceur et amour » (LS II, 112).
Il s’agit d’une véritable conversion — au sens propre du terme que ce qui en moi est comme attiré, polarisé, par moi-même, se détourne de ce moi tyrannique, idolâtre de lui-même, pour se tourner vers le Sauveur. Suprême détachement qui n’est possible que parce qu’il nous attache à Jésus. C’est, d’après François Libermann, l’entrée dans le repos véritable : « Dans cet état de total abandon à Notre-Seigneur, nous ne pensons plus à nous ni à ce qui nous regarde… Il en est de même pour la maladie ou pour la santé, pour les peines ou pour le bien-être. Nous nous perdons entièrement de vue, pour ne plus fixer notre esprit que sur Jésus… Alors nous jouissons d’un très grand repos au milieu de toutes les peines, souffrances afflictions et contrariétés qui peuvent nous arriver ; ou plutôt, il n’y a plus pour nous de véritable souffrance ni de véritable contrariété » (LS I, 299). Tout se passe alors comme si l’âme avait échangé son instabilité naturelle contre la stabilité divine : « Son trône est inébranlable dans le fond de notre âme » (Ibid). C’est là qu’il faut ancrer sa confiance, recommande-t-il, comme au plus profond de la mer, « au fond de votre intérieur » (LS I, 367), là où courants et turbulences ne peuvent troubler la paix.
La doctrine de Libermann est finalement toute simple. Si simple qu’elle tient en deux mots : « Lui seul » (LS I, 352). Croire en Jésus. Regarder Jésus. Et plus encore s’unir à Jésus. Tout est là, puisquepour lui, Jésus est tout : « Nous ne savons pas où Jésus veut nous mener ; qu’importe pourvu qu’Il vive et qu’Il règne pleinement et uniquement en vous. Si vous vivez, c’est Jésus qui vivra en vous ; si vous mourez, c’est alors que vous vivrez pleinement en Jésus et Jésus en vous ; si vous souffrez, c’est Jésus qui souffrira en vous et par vous ; si vous êtes à votre aise, c’est en Jésus que vous prendrez repos. C’est Lui qui veut être tout en vous… Il veut être votre repos, votre soulagement, votre souffrance, votre mort, votre vie, votre amour, votre bonheur et votre tout. Qu’Il soit donc votre tout, mais votre unique tout » (LS I, 325-328).
« Une plume légère »
L’angoisse, pour François Libermann, est véritablement devenue la matière de sa sainteté. La matière de sa fécondité. Sûr, jusque dans sa chair, de son propre néant — « L’homme n’est rien, Dieu est tout » — il s’appuie, il se repose entièrement sur la sainteté de Dieu. C’est alors que sa vie prend un essor inattendu. Dans sa faiblesse, se manifeste la force de Dieu ; dans son impuissance, sa toute-puissance — c’est le message essentiel de sa vie. 28 octobre 1839 : « l’un des jours les plus heureux de sa vie », dit-il (ND I, 661). Lui le pauvre, le faible, le malade, il reçoit la certitude qu’il est appelé à fonder un « Institut missionnaire pour le salut de la race noire ». À vues humaines, c’est de la folie. Il en convient lui-même et on ne manque pas de le lui faire remarquer. L’assurance qui l’habite paraît surnaturelle : « L’ordre est donné de la part de Dieu et la résolution est prise. J’ai fixé mon départ pour lundi prochain ; cela est important et nécessaire » (LS II, 297). Pourtant, au moment de son départ pour Rome, où il va présenter son projet de fondation, il confie « Dieu seul sait ce que nous y ferons » (LS II, 319). D’ailleurs, la réponse des congrégations romaines n’est guère encourageante pour prétendre fonder un Institut, il faut au moins déjà être prêtre ! La volonté, pourtant si forte, si claire, du Seigneur, semble entourée d’un profond brouillard : « Je n’y conçois rien et parfois mon étonnement est si grand que je ne sais qu’en penser Mais ma confiance est en Notre-Seigneur ; il agira selon son bon plaisir » (LS II, 319).
L’angoisse dépassée dans la confiance et l’abandon : tel pourrait être le chemin que nous trace François Libermann. La situation se dénoue soudain : autorisation romaine de fonder son Institut ; annonce par l’évêque de Strasbourg de sa prochaine ordination sacerdotale, le 18 septembre 1841. Ce retournement ne fait pas sortir François de sa pauvreté, son« trésor » véritable. Son sacerdoce accomplit en lui ce qu’il avait découvert au creuset de l’épreuve :« Il lui fait oublier tout ce qui le concerne lui-même, et le rend indifférent pour lui et pour tout ce qui le touche ; il lui donne un courage, une patience, une persévérance que rien n’abat, n’ébranle, n’affaiblit et ne déconcerte ; il met dans son âme une sérénité, une paix, une douceur et une modération imperturbables au milieu des difficultés, des contradictions, des humiliations, des maladies, des privations, des souffrances de tout genre » (ES 427). Pour la fondation de son Institut, sa seule certitude est que « tout doit reposer sur Dieu » (ND I, 668). À ses missionnaires envoyés à Bourbon, Saint-Domingue, Maurice, Dakar, en Guinée, au Gabon, en Australie, c’est l’abandon qu’il recommande, la joie dans l’abandon, l’espérance dans l’abandon : « Après avoir fait tout ce que nous devions faire, nous devons nous reposer sur lui pour le succès, et être contents quoi qu’il arrive »(ND VI, 268).
L’aveugle, l’huile et la mer. Ne pas voir, ne pas résister, plonger. Ce qui frappe, chez François Libermann, c’est la grande cohérence de son cheminement spirituel. Sa pauvreté, sa faiblesse, ne sont pas dépassées par la sainteté mais assumées en elle. Ce n’est pas en transformant son néant que Dieu lui fait porter du fruit mais en le faisant être dans sa puissance à lui. C’est ce qu’il vit. C’est ce qu’il nous dit : « Nous sommes tous un tas de pauvres gens réunis par la volonté du Maître qui seul est notre espérance. Si nous avions des moyens puissants en main, nous ne ferions pas grand’chose de bon ; maintenant que nous ne sommes rien, que nous n’avons rien et que nous ne valons rien, nous pouvons former de grands projets parce que les espérances ne sont pas fondées sur nous mais sur celui qui est tout-puissant » (ND IV, 303).
Sœur Moïsa, © Sources Vives n°103 (Fraternités Monastiques de Jérusalem)
1. Les citations de cet article sont toutes extraites de : François LIBERMANN, Le feu sur la terre,Textes présentés par Alphonse Gilbert, Paris, Le Sarment/Fayard, 1997. Sont cités les Notes et Documents (ND), les Lettres Spirituelles (LS) et les Écrits Spirituels (ES).